La dualité des ordres de juridiction

Louis XIV tenant les sceaux. École
française XVIIe siècle.

La dualité des ordres de juridiction renvoie à la division des juridictions en deux catégories différentes ayant chacune à leur tête une seule cour suprême chargée de préserver l’unité de la jurisprudence :

  • l’ordre judiciaire : les juridictions de cet ordre tranchent les litiges entre personnes privées ou opposant l’État aux personnes privées dans le domaine pénal – à sa tête, on trouve la Cour de cassation ;
  • l’ordre administratif : les juridictions de cet ordre jugent les affaires opposant les administrations aux administrés ou bien les litiges des personnes publiques entre elles.

1/ La construction d’un ordre administratif s’est fait progressivement dans le but d’empêcher le juge judiciaire de s’immiscer dans les affaires administratives et de garantir des droits au justiciable dans ses litiges l’opposant aux administrations.

A/ Cette dualité de juridictions, qui est un héritage de l’histoire, vise à empêcher le juge judiciaire de s’immiscer dans les affaires de l’administration. Déjà sous l’Ancien Régime, les affaires publiques étaient placées en dehors de la justice de droit commun. Dès sa création au XIIIe siècle, le Conseil du roi, ancêtre du Conseil d’Etat, exerce les fonctions de conseiller du souverain et de juge des litiges administratifs. Dans ce conseil, siègent des maîtres des requêtes et des conseillers d’Etat. 
En 1789, les révolutionnaires craignant que les juridictions judiciaires viennent entraver la mise en place des nouvelles institutions, ils placent l’administration en dehors du champ de compétence des juges judiciaires. Deux textes fondateurs :

  • la loi des 16-24 août 1790 : dispose que “les fonctions judiciaires sont distinctes et demeureront toujours séparées des fonctions administratives. Les juges ne pourront, à peine de forfaiture [= crime commis par un fonctionnaire dans le cadre des ses fonctions], troubler, de quelque manière que ce soit, les opérations des corps administratifs, ni citer devant eux les administrateurs pour raison de leurs fonctions” ;
  • le décret du 16 fructidor an III : ajoute que “défenses itératives [= répétées] sont faites aux tribunaux de connaître des actes d’administration, de quelque espèce qu’ils soient, aux peines de droit”.

B/ Le système qui se met en place s’appelle le système du “ministre-juge”. Comme il n’existe pas encore de juridiction administrative, la victime d’un comportement administratif litigieux doit s’adresser directement au ministre par un recours gracieux qui, dans ce cadre, est le juge des actes administratifs. 
Toutefois le risque de partialité (le ministre étant à la fois juge et partie) conduit à l’édiction de nouveaux textes normatifs qui ont abouti à l’apparition d’une véritable juridiction administrative :

  • l’art. 52 Constitution du 22 frimaire an VIII (1799) : crée le Conseil d’Etat, qui est chargé de “rédiger les projets de lois et de règlements d’administration publique et de résoudre les difficultés qui s’élèvent en matière administrative” en proposant une solution au chef de l’État ;
  • la loi du 28 pluviôse an VIII (1800) : crée un conseil de préfecture, ancêtre des tribunaux administratifs, dans chaque département aux côtés du préfet ;
  • la loi du 24 mai 1872 : elle fait passer l’ordre administratif à un système de justice déléguée et crée un Tribunal des conflits chargé de trancher, en cas de conflit, quel est l’ordre de juridiction compétent :
    • le système de “justice retenue” : le CE conseille, mais c’est le chef de l’État qui prend la décision ;
    • le système de “justice déléguée” : le CE devient un véritable juge puisqu’il peut désormais juger “au nom du peuple français” les affaires intéressant les administrations.

Le système du ministre-juge, qui continue d’exister en parallèle, s’achève avec l’arrêt Cadot (CE, 1889, Cadot). Le Conseil d’État affirme, de façon prétorienne, sa compétence pour connaître de tout recours en annulation dirigé contre une décision administrative, sauf si un texte en dispose autrement de façon expresse. Jusqu’à cette décision, le CE n’était compétent pour connaître d’un recours en annulation que dans la mesure où un texte l’avait expressément prévu (juridiction d’attribution). À défaut, les ministres disposaient de la compétence générale pour se prononcer sur les recours dirigés contre les décisions administratives. L’arrêt Cadot engendre donc un renversement de la compétence générale au profit du juge administratif, ce qui a pu être motivé par la volonté d’une meilleure soumission de l’administration au droit.
Dans l’évolution ultérieure de l’ordre de juridiction administrative, deux dates sont particulièrement à retenir :

  • en 1953 : remplacement des conseils de préfecture par les Tribunaux administratifs (TA) ;
  • en 1987 : création des Cours administratives d’appel (CAA).

C/ Le Tribunal des conflits (TC) avait été mis en place brièvement durant pendant la IIe République, puis supprimée par le Second Empire qui rendait au CE son rôle de juge des conflits de compétence qui était auparavant le sien. La restauration du TC en 1872 redonne un cadre républicain à la dualité des ordres de juridiction. 
Le TC est une juridiction paritaire composée de 4 conseillers d’Etat et de 4 conseillers à la Cour de cassation. Les fonctions de commissaire du gouvernement sont assurées devant lui par deux commissaires de gouvernement du Conseil d’Etat et par deux avocats généraux à la Cour de cassation. 
En cas de partage des voix sur une affaire, le garde des Sceaux, ministre de la Justice, est appelé à présider le Tribunal pour “vider le partage”. Cette présidence est un vestige de la justice retenue, mais elle demeure exceptionnelle, la dernière remonte à 1997, et on compte en tout, depuis 1872, seulement 11 décisions rendues sous le patronage du garde des Sceaux. 
Le TC a rendu l’arrêt fondateur du droit administratif de la responsabilité de la puissance publique dans TC, 1873, Blanco où il juge que la responsabilité de l’Etat n’est “ni générale ni absolue”, mais qu’elle a des règles spéciales dont il revient au juge administratif d’en connaître. Aujourd’hui, le partage de compétences entre les deux ordres de juridiction soulève assez peu de difficultés puisque le TC est saisi de 50 affaires par an en moyenne.

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2/ Si la dualité de juridiction n’a pas été reconnue comme un principe à valeur constitutionnelle, elle s’est toutefois vue reconnaître une place dans la tradition constitutionnelle républicaine et a connu quelques aménagements dans un souci de bonne administration de la justice. 

A/ Au plan jurisprudentiel, l’existence de la dualité des ordres de juridiction n’a pas été reconnue comme un principe à valeur constitutionnelle : le CC estime en effet que les dispositions de la loi des 16-24 août et du décret du 16 fructidor an III “qui ont posé dans sa généralité le principe de séparation des autorités administratives et judiciaires n’ont pas elles-mêmes de valeur constitutionnelle” (CC, 1987, Conseil de la concurrence). 
Cependant, l’existence de la juridiction administrative est devenue un élément de la tradition constitutionnelle républicaine qui permet d’en faire un PFRLR : “conformément à la conception française de séparation des pouvoirs, figure au nombre des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République (PFRLR) celui selon lequel, à l’exception des matières réservées par nature à l’autorité judiciaire, relève en dernier ressort de la compétence de la juridiction administrative l’annulation ou la réformation des décisions prises, dans l’exercice des prérogatives de puissance publique, par les autorités exerçant le pouvoir exécutif, les collectivités territoriales de la République ou les organismes publics placés sous leur autorité ou leur contrôle”. 
Le critère constitutionnel de la compétence du juge administratif est ainsi la puissance publique. Si la dualité de juridiction n’a pas de valeur constitutionnelle, l’existence de la juridiction administrative découle d’un PFRLR qui a valeur constitutionnelle pour tout ce qui concerne le contrôle des décisions prises en vertu de prérogatives de puissance publique.

B/ En outre, les révisions de 2003 et de 2008 ont inscrit la dualité des ordres de juridiction dans les articles de la Constitution :

  • la révision de 2003 : à l’art. 74 C, introduit la mention d’un “contrôle juridictionnel spécifique” du Conseil d’Etat sur certaines catégories d’actes des assemblées des collectivités d’outre-mer dotées du statut d’autonomie ;
  • la révision de 2008 : fait apparaître à deux reprises une distinction entre l’ordre judiciaire et l’ordre administratif :
    • à l’art. 61-1 C : à l’occasion d’une instance en cours devant une juridiction, lorsqu’il est soutenu qu’une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit, cet article dispose que le Conseil constitutionnel peut être saisi par “le Conseil d’État ou la Cour de cassation” d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC). Cette QPC est entrée en vigueur en mars 2010 et permet l’abrogation par le CC de toute disposition jugée inconstitutionnelle ;
    • à l’art. 65 C : cet article fait référence aux personnalités qualifiées appelées à siéger au CSM et qui ne doivent appartenir ni au Parlement, ni à l’ordre judiciaire, ni à l’ordre administratif.

C/ Certains aménagements de compétence dérogent au principe constitutionnel de compétence de la juridiction administrative. 
Le CC reconnaît au législateur la possibilité, “dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice, d’unifier les règles de compétence juridictionnelle au sein de l’ordre juridictionnel principalement intéressé” lorsque la division de certaines matières entre les deux ordres de juridiction entraîne trop de complexité. Tel était le cas pour les décisions du Conseil de la concurrence. Le même raisonnement a été tenu pour certaines décisions de l’Autorité de régulation des télécommunications (CC, 1996, Loi relative à l’entreprise nationale France télécom). 
Cependant, ces aménagements demeurent, par nature, limités. Dans TC, 1989, Ville de Pamiers, l’attribution de compétence faite à la Cour d’appel de Paris pour l’application du droit de la concurrence ne s’étend ni aux décisions unilatérales relatives à l’organisation d’un service public, ni aux contrats de nature administrative passés pour l’exécution d’un tel service. En outre, les contrats administratifs continuent de relever du seul juge administratif qui leur applique lui-même le droit de la concurrence (CE, 1997, Société Million et Marais).
Le CC fait application de ces principes et censure les dispositions législatives qui confient à la juridiction judiciaire le contrôle des arrêtés de reconduite à la frontière pris par les préfets à l’encontre des étrangers en situation irrégulière (CC, 1989, Loi relative aux conditions de séjour et d’entrée des étrangers en France). Il s’agit de mesures de police administrative qui sont édictées en vertu de prérogatives de puissance publique. Ces arrêtés ne peuvent donc relever que du juge administratif tant qu’il n’existe pas un impératif tenant à une bonne administration de la justice.