Les variables explicatives du vote

Paul Lazarsfeld, 1901-1975.

La sociologie électorale connaît aujourd’hui un important développement. Elle tire son origine des travaux pionniers d’André Siegfried réalisés au début du XXe siècle qui compare les comportements électoraux avec la géologie du sol, l’habitat, le régime de propriété et la pratique religieuse. Elle bénéficie d’un souffle nouveau aux Etats-Unis avec les études de Paul Lazarsfeld. Il inaugure la méthode d’enquête par interviews pour l’élection présidentielle américaine de 1940. Quelques années après, le modèle de Michigan cherche à établir des corrélations entre le comportement électoral et les caractéristiques sociologiques des individus. Depuis lors, les études se sont multipliées dans l’ensemble des démocraties occidentales. Elles sont soutenues par une forte demande sociale concernant l’analyse et la prévision électorale, notamment de la part des acteurs politiques (élus, partis) et des médias (sondages). Schématiquement, les variables explicatives du vote peuvent être séparées en deux catégories : les variables structurelles (1) et les variables conjoncturelles (2). 

1/ Les variables structurelles correspondent aux variables de long terme, à savoir l’influence des données démographiques, socio-économiques et culturelles dans le choix électoral. 

A/ Les variables démographiques renvoient à l’âge, au sexe et au lieu de résidence. 
a) En ce qui concerne l’âge, plus il s’élève, et plus l’on a tendance à voter à droite (à partir de 40-45 ans). Mais ce phénomène tient moins à un effet d’âge qu’à “un effet patrimoine”. A mesure que l’on vieillit, on accumule des éléments de patrimoine. Or, dans France de gauche, vote à droite (1981), Jacques Capdevielle et Elizabeth Dupoirier montrent que le vote à droite augmente à mesure que le nombre d’éléments de patrimoine possédés s’accroît. 
Il faut ajouter que les personnes âgées ont une tendance plus grande à pratiquer une religion. Dans “Les vieux et le pouvoir de suffrage” (1981), Bernard Denni montre qu’il n’existe pas d’effet d’âge car si on pondère la part de votant à droite parmi les 18-39 ans par les attributs “pratique religieuse” et “cumul d’un patrimoine”, on obtient alors la même proportion que pour les plus de 65 ans 
Dans Âge et politique (1991), Annick Percheron remarque que la jeunesse amplifie les tendances électorales qui se manifestent dans une conjoncture donnée. Contrairement à ce que l’on croit souvent, la jeunesse n’est donc pas naturellement progressiste. Il peut par contre se produire “un effet de génération” lorsqu’une classe d’âge, marquée par des événements fondateurs, doit voter pour la première fois (guerre d’Algérie, mai 68). A partir de 1968, on note par exemple un mouvement de désaffection à l’égard des partis politiques traditionnels aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne, ainsi qu’un déclin des identifications partisanes, phénomène lié à une période particulière marquant toute une génération : rejet de la société de consommation, valeurs post-68, guerre du Vietnam, etc. 
Comme le note Anne Muxel dans “Les jeunes” (Atlas électoral, 2007) : “au fil des élections, le vote des jeunes a perdu de sa spécificité et se démarque moins de celui de leurs aînés que par le passé. Son évolution suit les effets de l’alternance et se rallie peu à peu, à quelques nuances près, aux choix que l’on retrouve dans l’ensemble du corps électoral”
b) Le sexe n’a pas d’effet sur le vote si ce n’est que les femmes ont une réticence persistante à voter pour les partis extrémistes. Le vote FN, en particulier, est le plus masculin de tous. Cependant, elles ont longtemps été plus conservatrices que les hommes. Dans Des femmes en politiques (1988), Mariette Sineau montre que le lissage des comportements électoraux entre les hommes et les femmes est dû à leur insertion dans la vie professionnelle, au détachement progressif vis-à-vis de la pratique religieuse et à l’augmentation du niveau d’instruction. 
Il faut ajouter, qu’en France, les femmes de statut socioprofessionnel et de niveau d’instruction élevés votent plus à gauche que les hommes de même niveau, ce d’autant mieux que les formations politiques correspondantes ont intégré dans leurs démarche des valeurs féministes. 
c) Il existe des contrastes de comportement entre les grandes régions françaises. Traditionnellement, le sud-ouest donne plus volontiers ses suffrages aux candidats de gauche, le nord-est aux candidats de droite. La Bretagne fortement ancrée à droite ne cesse de glisser à gauche depuis ces dernières années. Paris, également longtemps située à droite, est passée à gauche depuis le début des années 2000. Sa banlieue reste caractérisée par une présence importante de la gauche, et notamment de bastions communistes (ceinture rouge). 

B/ Les variables socio-économiques renvoient à la catégorie socioprofessionnelle et au patrimoine.
a) La relation entre statut socio-économique et vote se vérifie dans toutes les démocraties occidentales. Dans La Boutique contre la gauche (1986), Nonna Mayer montre le clivage important qu’il existe, en France, entre les salariés et les travailleurs indépendants. Les couches salariées sont très favorables à la gauche alors que les non salariés votent plus souvent à droite. 
Parmi les salariés, il existe également une différence importante entre le public et le privé, le public – notamment les enseignants – vote plus à gauche. Les fonctionnaires sont un électorat important puisque 30 % des électeurs occupe un emploi public. Leur surqualification fait qu’ils sont de plus en plus attirés par l’extrême gauche : près de 20 % des surdiplômés du secteur public ont voté pour ces partis en 2002. 
Les ouvriers ne sont plus le fort bastion de la gauche : ils étaient 63 % à voter pour la gauche à l’élection présidentielle de 1988 contre 38 % à l’élection présidentielle de 2007. Ce désalignement électoral est lié au recul du sentiment d’appartenance à la classe ouvrière, au déclin du secteur industriel et à la progression des ouvriers du tertiaire. Quant aux employés, ils n’ont jamais orienté leur vote à gauche aussi fortement que les ouvriers. En 1988, ils ne sont que 52% à se prononcer en faveur du candidat de gauche (3 points de plus par rapport à la moyenne), et en 2002, ils n’accordent que 39 % de leurs suffrages à la gauche (4 points de moins que l’ensemble des Français). Le vote de ces deux catégories, qui représentent 47 % des électeurs en 2007, de plus en plus orienté à droite, démontre un éloignement des classes populaires vis-à-vis des partis de gauche. 
La classe sociale reste cependant une des variables les plus discriminantes du comportement électoral. Mais il faut distinguer appartenance objective et identification subjective. Cette dernière est plus déterminante car elle participe de la vision du monde et de l’idée que l’individu se fait de sa place dans la société. Comme le montrent Guy Michelat et Michel Simon (dans « Religion, classe sociale, patrimoine et comportement électoral : l’importance de la dimension symbolique », 1985), l’identification à la classe ouvrière dans la strate sociale supérieure et l’identification à la classe moyenne dans la strate sociale inférieure se traduit par une orientation politique contraire à l’orientation dominante dans la strate considérée dans près de la moitié des cas. 
b) Voir “l’effet patrimoine” plus haut. 

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C/ Les variables culturelles sont l’instruction, l’appartenance religieuse et l’impact des traditions politiques. 
a) Le niveau d’instruction se mesure à partir des diplômes possédés. Il faut prendre en compte un effet de génération puisque les plus jeunes sont sensiblement plus diplômés que leurs aînés (évolution du taux de bacheliers par exemple). Un niveau d’étude élevé augmente la probabilité de voter et de s’intéresser à la politique. Il contribue également à l’adoption d’un comportement de stratège. 
b) La religion est un facteur assez prédictif du vote : plus l’intégration à l’Eglise catholique est forte et plus les électeurs sont portés à voter à droite ou au centre. Mais il faut aussi tenir compte de l’affaiblissement de la pratique religieuse dans la définition du catholique pratiquant (c’est celui qui va à la messe au moins une fois par mois). Les catholiques pratiquants sont aussi plus rétifs à voter pour l’extrême droite que la moyenne. 
Dans Classe, religion et comportement politique (1977), Guy Michelat et Michel Simon montrent que la variable religieuse explique mieux le vote que la variable de classe. En effet, le vote de gauche varie davantage en fonction de la pratique religieuse qu’en fonction de l’appartenance objective à la classe ouvrière. 
c) Comme Paul Blois l’avait déjà mis en évidence dans Paysans de l’Ouest (1960), l’histoire joue un rôle significatif dans le comportement électoral. Michel Lagrée dans “La structure pérenne, événement et histoire en Bretagne orientale, XVIe et XXe siècles” (1976) relève la persistance d’une tradition contre-révolutionnaire dans la région de Vitré en Ille-et-Vilaine et ce, depuis les guerres de religion. Jean Ranger, dans “Droite et gauche dans les élections à Paris, 1965-1977” (1981) remarque une tradition ancienne de vote à gauche dans certains quartiers de Paris. Frédéric Bon, dans « Langage et politique » (1985), ajoute que ces traditions sont entretenues par les discours des partis politiques dans ces quartiers. 

2/ Les facteurs conjoncturels renvoient aux facteurs politiques de l’élection qui sont susceptibles d’influencer le choix des votants à court terme.

A/ Le système de partis et le mode de scrutin sont des éléments qui peuvent favoriser la participation. 
a) Un système de partis fortement polarisé favorise la participation tandis que l’absence d’alternative claire fait augmenter l’abstentionnisme. Les élections à faible enjeu connaissent généralement de faibles taux de participation. C’est le cas en France des élections européennes. A contrario, des élections à fort enjeu comme les élections présidentielles connaissent une plus forte mobilisation de l’électorat. 
b) Le mode de scrutin influence également le comportement électoral. Dans un scrutin à la proportionnelle, l’électeur peut voter pour le candidat qui représente le plus ses idées politiques. Dans un scrutin à deux tours, il peut préférer voter utile en votant dès le premier tour pour le candidat qui a le plus de chance de l’emporter au second. Il est ainsi possible de parler d’un “effet 21 avril” (en référence au 21 avril 2002 où le candidat socialiste, Lionel Jospin, s’est vu écarter du second tour au profit du candidat d’extrême droite, Jean-Marie Le Pen) conduisant l’électorat de gauche à préférer dès le premier tour, le candidat du Parti socialiste, même s’il se sent plus proche d’autres candidats. 

B/ Le comportement électoral va s’adapter aux enjeux et à la personnalité des candidats. 
a) Lors des différentes élections, les préoccupations des électeurs changent. En 2002, l’accent a été mis sur la sécurité et a conduit à la réélection du candidat Jacques Chirac, ainsi qu’à un score important du candidat du Front national qui est parvenu à se maintenir au second tour. Cet événement a ensuite conduit à une forte mobilisation, en particulier chez les jeunes, pour lui faire barrage lors du second tour de l’élection. 
b) La personnalité des candidats est aussi un facteur important. En 2007, les deux principaux candidats, Nicolas Sarkozy (UMP) et Ségolène Royal (PS) avaient tous deux des personnalités controversées qui ont amené à une forte mobilisation de des électorats traditionnels de droite comme de gauche, davantage pour empêcher la victoire de son concurrent que par une adhésion aux idées du candidat choisi. 
De manière plus générale, la prime au notable ou le charisme du candidat sont des éléments qui vont modifier le comportement électoral. Une notoriété nationale liée à une forte implantation locale et à l’influence de réseaux personnels (dans les médias par exemple), voire même une notoriété historique pour certains (le général de Gaulle), contribuent à attirer les suffrages des électeurs. L’expérience est aussi un élément rassurant qui peut jouer en la faveur du candidat. Cette dimension personnelle importe d’autant plus que les programmes sont peu différenciés au niveau idéologique. 

C/ Enfin, il faut aussi mentionner l’influence des médias et des sondages. 
a) Les médias peuvent permettre de faire la différence entre des candidats proches politiquement, notamment lorsqu’ils utilisent le registre de l’humour (cf. Les guignols de l’info). Les médias permettent : 

  • de cristalliser l’opinion ; 
  • de la déplacer à la marge pour infléchir le résultat ; 
  • d’influer sur la sélection des enjeux de l’élection par leur fonction d’agenda, aidé par les sondages, qui créent un climat d’opinion. 

Mais le rôle des médias dans le jeu politique reste marginal du fait que les plus convaincus cherchent d’abord à confirmer leur choix et que les moins intéressés, plus susceptibles de regarder les émissions télévisées, ne se déplacent pas pour voter. Les émissions politiques en France ne sont regardées que par une minorité d’individus qui sont en général des personnes peu enclines à participer à la vie politique (femmes au foyer, retraités, individus de niveau socio-culturel peu élevé), au contraire des cadres supérieurs ou professions libérales qui s’informent prioritairement par la lecture des journaux. 
b) Les sondages sont souvent dénoncés par les candidats comme des faiseurs de roi, au service du pouvoir en place. Cette critique n’est pas fondée. Les sondages ne sont qu’une photographie de l’opinion publique à un moment donné. Cette photographie est fragile, notamment parce que les échantillons sont souvent assez faibles et pondérés pour tenir compte des votes extrêmes qui sont des votes honteux. Il reste que ces sondages peuvent influencer les électeurs lorsqu’ils sont dans une stratégie de vote utile. Dans ce cas, les électeurs cherchent moins à voter pour le candidat qui représente leurs idées que pour celui qui a le plus de chances de l’emporter. Mais cette stratégie ne vaut ni pour toutes les élections, ni pour tous les électeurs. Son effet reste donc assez limité.